Comptes rendus sur l'ouvrage L'Ecriture de soi : ce lointain intérieur


Robert TIRVAUDEY. (Revue philosophique, 2006-2)

Toute écriture est-elle écriture de soi, sur soi, du soi, à soi, par soi et pour soi ? Écrire, n'est-ce pas prendre le risque d'un enfermement dans l'imbroglio sentimental de l'auteur ? Plus radicalement, n'écrire que pour soi, est-ce encore écrire ? C'est à ces questions qu'A. Milon s'attache avec sagacité et pertinence. La thèse soutenue, marquée par le sous-titre, est que l'écriture est, en son essence, un lieu d'effacement de soi, un espace d'hospitalité pour accueillir d'autres que soi. Néanmoins, si l'hospitalité est un accueil qui est recueil, l'accueil peut virer en écueil lorsque la présence d'autrui est perçue comme une remise en cause de soi. C'est souvent le cas pour ces écritures de soi qui s'abîment dans l'épuisement de soi, dans la confession sans conviction, dans la diffamation. Or l'écriture hospitalière s'oppose à l'écriture narcissique.

Pourquoi privilégier Artaud plutôt que Beckett, Woolf, Fitzgerald, Céline ? Parce que le projet d'Artaud est d'expérimenter l'accueil de la langue dans l'écriture, comprendre que l'essentiel de l'écriture de soi est retour à l'« événement » qui n'est pas ce qui vient, mais « quelque chose qui dure dans ce qui arrive » (p. 43) : tout en écrivant sur lui, l'écrivain écrit pour les autres, toute écriture authentique est délibérément ouverte sur le monde. Le travail de création artistique n'est pas recherche de l'éternité, de l'absolu, il est « le produit d'un percept - ensemble de perceptions indépendantes de celui qui les éprouve - et d'un affect - un devenir qui dépasse celui qui le ressent » (p. 62). L'écrivain authentique se reconnaît à cette distance de soi à soi, en révélant ce que Michaux nomme « le lointain intérieur ». Si Artaud vocifère, vomit, bégaie, crache, crie, éructe, radote, ce n'est pas pour traduire sa souffrance, sa schizophrénie, son hystérie ; c'est qu'il parle un bilinguisme sans langage, une grammaire sans syntaxe, mettant au jour, dans la langue de l'intérieur, le devenir des choses. Son délire graphomaniaque n'est pas hyperproductivité graphique, griffonnage, il est mise en scène de l'écriture des autres, devant les autres (analphabètes, aphasiques, abouliques) dans sa propre écriture. II faut démonter la formule : je souffre donc j'écris donc je suis, qui réduit l'acte d'écrire à un pur mobile, à une démarche thérapeutique. On n'écrit pas parce qu'on souffre, on ne souffre pas parce qu'on écrit. La souffrance n'est ni cause ni conséquence, elle est constitutive de l'écriture, elle oblige le corps à être le lieu-devenir de l'acte d'écrire. Et dès lors l'altération du langage se fait altérité. Et notre auteur d'établir une comparaison entre le travail d'Artaud sur la langue dans son rapport à la vie et la musique rap, afin de mieux saisir toute la différence entre ceux qui risquent tout et ceux qui font mine de tout risquer. Le trop-plein du rappeur appartient au retranchement, il vide l'hospitalité de son contenu en construisant sa logorrhée comme une agression verbale, son dire mécanique veut moins exprimer quelque chose que montrer qu'il est là, qu'il existe dans le conflit, sans chercher à comprendre l'autre ; alors que la prose onomatopéique d'Artaud tend à ouvrir les oreilles de l'auditoire pour qu'il saisisse le procédé de la langue. Si, d'apparence, la glossomanie du rappeur possède les mêmes caractères que les glossolalies d'Artaud, toutefois la musique rap n'est qu'un moyen d'actualiser une relégation : « Autre langue, autre langage, autre lieu, mais toujours la même exclusion au sens où, qu'il soit relégué ou qu'il relègue, le rappeur pose, par son travail sur la langue, la question de l'exclusion » (p. 116).

Au travers de ces pages fulgurantes parce que sans concession ni compromis, demeure le problème de savoir si l'écriture petit prendre la forme d'une « ontologie directe » trouvant les mots qui décrivent la réalité sans la signifier. Persiste aussi la question de savoir si l'écriture (de soi) est soliloque de soi-même, parole médiée par l'autre, ou langage comme « art de la conversation », pour reprendre le titre d'un de ses premiers écrits (L'art de la conversation, Paris, PUF, 1999, coll. « Perspectives critiques ») ? Nul besoin, à la lecture de cette écriture, de devoir « sauver un texte de son malheur de livre » (Levinas), tant les questions du fondement de l'écriture, de la figure de l'auteur, du rapport entre écrivain et lecteur se creusent en profondeur.




Véronique Petetin (Études, avril 2006)

« Moments d'hospitalité littéraire autour d'Antonin Artaud », tel est le sous-titre de ce livre qui se place sous le signe de Michaux. Mais quel est ce lointain intérieur : soi ou l'écriture de soi ? Le cheminement est long pour parvenir à ce que Alain Milon essaie de nommer. Il faut « passer le seuil », selon les mots de Blanchot, travailler la langue de façon à accueillir l'autre et accomplir le métissage de l'écrit. La réflexion que mène A. Milon est essentielle. Elle trouve sa place dans l'infini questionnement du « quand y a-t-il écriture ? » Qu'est-ce que l'écriture, surtout quand elle est écriture de soi ? Comment tant de livres peuvent-ils être écrits, englués, empoissés dans les embarras sentimentaux de leurs auteurs ? Écrire, cependant, serait justement ce moment d'une imperceptibilité, de l'effacement, de la suspension de ' l'écrivain. Ainsi d'Artaud : il n'écrit pas sa souffrance, il ne la prend pas comme point de départ de son écriture : il n'a rien à dire d'elle ! C'est écrire qui est souffrance nécessaire, seule chance de survie. Écrire n'est pas traduire une émotion, écrire est un acte de résistance. Toute analyse thérapeutique de cette œuvre la réduirait : aller chercher chez Artaud ses motifs, voilà qui respecte l'insurrection de la langue. L'écrivain serait celui qui ne parle pas de lui, ni même des autres ou à leur place, mais qui en serait le « haut-parleur » ! Très belle notion que forge A. Milon, non sans rappeler l'écriture à haute voix de Roland Barthes. Le rap, auquel A. Milon consacre un chapitre, est une pratique hospitalière de l'écriture, du cri, du rythme syncopé, un désir de briser la langue et de se risquer là. Les rappeurs aussi sont au départ des « haut-parleurs ». Selon A. Milon, la diffusion commerciale du rap, sa médiatisation, non seulement le relègue dans un espace fermé, mais en exclut tous ceux qui ne partagent pas ses codes. « Avec ton sang écris et tu apprendras que ton sang est esprit », reprend-il après Nietzsche : là est l'écriture...



Bulletin critique du livre en français, n° 676, décembre 2005

Cet essai d'Alain Milon, professeur de philosophie à l'université Université Paris Nanterre, se présente comme une « position limpide de la pensée, dans une écriture claire, sans pédantisme. Le titre L'Écriture de soi, ce lointain intérieur, et le sous-titre, Moments d'hospitalité littéraire autour d'Antonin Artaud disent bien la réflexion qui est menée dans l'ouvrage. Deux figures marquantes de la modernité poétique s'y côtoient : Artaud et Michaux, dont le « lointain intérieur » est, selon l'auteur, la « distance que prend l'individu avec lui-même », pour ainsi « viser l'humaine condition » (selon la quête du premier essayiste, Montaigne, également cité). De quoi est-il vraiment question ? À partir de la figure centrale d'Artaud, mais aussi de figures non moins marquantes - celles de Beckett, Sarraute, Char -, il s'agit pour A. Milon de réfléchir sur une écriture de soi, en tant qu'« accueil » de « soi à soi, sur soi, pour soi et par soi », mais aussi dans une « ouverture vers un autre que soi », en opposition à un « écueil » qui consisterait en un repli narcissique. Il faut s'écrire, non pour se « décrire », mais « pour recevoir un hôte ». A. Milon s'inscrit dans la lignée de Deleuze et Guattari, citant à son tour Proust pour qui « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». Il s'agira ainsi, pour retrouver Artaud, de souligner combien ses cris mêmes sont des « signes de vie », au même titre que les portraits de Bacon ou les récits de Sarraute, touchant au plus profond l'ensemble des hommes, refusant l'« effet miroir » en retournant à l'essentiel de l'être. Les glossolalies d'Artaud présentent un métissage de voix multiples, et son délire même devient « producteur de sens », il « brise le langage pour toucher la vie », brisant ainsi son propre corps, au risque de se dissoudre dans l'altérité et l'« altération » de soi, ou de s'effacer dans le cri même. La réflexion de A. Milon est actuelle, puisqu'elle remet en cause toutes ces fausses écritures de soi, aux auteurs interchangeables, « journalistiques » (comme dans la critique mallarméenne), écriture d'un temps de désert - Blanchot et Gracq étayent alors le raisonnement -, livres inutiles, sans « centre », sans « idée », sans « concept ». Contre ces tendances creuses d'une époque vide, il faut que le « je » redevienne « terre d'hospitalité », comme le journal intime d'un écrivain est « lieu d'accueil d'une écriture en cours de fabrication ». La langue doit être modulation et non fixation dans une forme statuaire. Seul le chapitre « La relégation d'écriture : logorrhée de rappeur » pourrait être quelque peu critiqué. S'il montre la différence fondamentale entre les exercices des rappeurs et la riche « ritournelle » - figure centrale chez Deleuze et Guattari - qui se crée chez Artaud, la comparaison paraît par trop inégale, ne se situant pas vraiment à un même niveau. Mais le reste de l'essai est passionnant, et l'encre bleu marine des éditions, non innocemment nommées « Encre marine », donne à son écriture un support de qualité.


Histoires Littéraires, Avril-Mai-Juin 2006, n°26

Alain Milon, L'Écriture de soi, ce lointain intérieur. Moments d'hospitalité littéraire autour d'Antonin Artaud (Encre marine, 2005, 130 p., 15 €). Ce bref essai se compose, en dépit de l'organisation explicite et détaillée de la table des matières, de deux parties : la première aborde les raisons et les perversions du « genre » très actuel, pour ne pas dire à la mode, des écritures de soi; la deuxième recentre le propos autour de la figure d'Antonin Artaud et de son travail d'écrivain. Entre ces deux volets, le lien est assuré par une puissante convergence d'analyse qui, dénouant l'écheveau des contradictions et des paradoxes, éclaire d'un point de vue philosophique le destin de l'intersubjectivité dans l'écriture éclatée, tordue et douloureuse d'Artaud. Écriture émancipée du régime exclusif et restrictif du biographique, ouvrant un espace d'accueil, un lieu d'hospitalité où le lecteur est invité à pénétrer et à prendre place, fût-ce dans le bruit et la fureur. Car l'idée maîtresse d'Alain Milon est que l'écriture de soi - communément définie comme une entreprise quotidienne ou non de recueil, de rassemblement - est non seulement entachée des limites de l'auto-contemplation naricissique, mais que, de surcroît, elle se retourne contre l'écriture elle-même, désignant par là sinon un échec factuel, du moins un impossible. Les leçons de Blanchot et de la modernité négative ont été bien acquises et subtilement méditées. L'écrivain au miroir qui ressasse ses vicissitudes personnelles, trop personnelles, finit par se dissoudre dans une absence où l'écriture, et avec elle la littérature, se dissipent durablement. C'est donc contre les errements de la subjectivité que l'essai s'écrit : l'hypothèse d'un essentiel de la parole s'impose pour mieux réfuter tous les artifices et les postures accessoires de l'autobiographisme. À quoi tient cet essentiel ? Il se fonde sur la nécessité d'un intervalle, d'une ouverture « impersonnelle » entre soi et soi, où peut s'insérer un espace de rencontre. « L'écriture de soi à soi, écrit Alain Milon, quand elle se refuse d'être le récit d'une petite histoire personnelle, devient l'acte par lequel l'écrivain peut enfin mesurer la distance qui existe entre le soi et le soi-même, distance qui a au moins l'avantage d'offrir à l'autre que moi un lieu ». On voit clairement où réside l'enjeu d'une telle réflexion : il s'agit d'examiner, théoriquement et spéculativement, les conditions d'effectuation de l'écriture poétique chez Artaud, en dehors des catégories pathologiques ordinairement mises en avant: l'argument de la schizophrénie et de la parole solipsiste n'est pas concluant. Il fait encore et toujours prévaloir le symptôme sur le dire et les modes du dire. Milon démontre, en philosophe, que la parole glossolalique d'Artaud, en apparence fermée à toute rencontre, est en fait l'occasion d'un accueil, c'est-à-dire le moment d'une communication passant notamment par le rythme, la percussion syllabique, la projection sonore de la voix et du corps. En somme, l'écriture dilacérée d'Artaud, qui n'emprunte nullement les chemins traditionnels du langage articulé, s'emploie à instaurer un nouveau mode d'échange et de partage, une autre hospitalité, exigeante, radicale sans doute aussi. « Sa voix, note Alain Milon, est son monde, sa présence, son territoire qui n'accueille que des hôtes privilégiés. » Il est manifeste que cet essai se plaît à manier le paradoxe. Telle est, si l'on peut dire, sa vertu philosophique. S'il emporte l'adhésion, c'est par sa force assertive, et non par la rigueur de sa démonstration. Ainsi rien ni personne n'obligera le lecteur à épouser la thèse défendue par l'auteur, sinon une certaine chaleur dans l'énonciation, une façon de dire, enrobée de digressions et de détours qui ont parfois tendance à diluer l'objet dont on est censé s'occuper. Le cas d'Artaud se prête certes à merveille à l'analyse d'Alain Milon. Mais en serait-il de même d'autres auteurs confrontés aux distorsions et aux lacunes du moi, lesquels écrivent, non pas nécessairement avec « un crayon en forme de miroir », ni même « avec leur sang au moyen d'un couteau », mais simplement avec leur main et leur tête ?






Mis à jour le 11 février 2010